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Trois siècles différents, trois différentes façons d’envisager le duel.

  • Pierre Corneille, Le Cid (1637) Acte 2, scène 2

 

Don Rodrigue

À moi, Comte, deux mots.

 

Le Comte

Parle.

 

Don Rodrigue

Ôte-moi d’un doute. Connais-tu bien don Diègue ?

 

Le Comte

Oui.

 

Don Rodrigue

Parlons bas, écoute. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l’honneur de son temps, le sais-tu ?

 

Le Comte

Peut-être.

 

Don Rodrigue

Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c’est son sang, le sais-tu ?

 

Le Comte

Que m’importe !

 

Don Rodrigue

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

 

Le Comte

Jeune présomptueux !

 

Don Rodrigue

Parle sans t’émouvoir. Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées La valeur n’attend pas le nombre des années.

 

Le Comte

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain, Toi qu’on a jamais vu les armes à la main ?

 

Don Rodrigue

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

 

Le Comte

Sais-tu bien qui je suis ?

 

Don Rodrigue

Tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte Semblent porter écrit le destin de ma perte. J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur, Mais j’aurais trop de force, ayant assez de coeur. A qui venge son père il n’est rien d’impossible : Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

 

Le Comte

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens, Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille, Mon âme avec plaisir te destinait ma fille. Je sais ta passion et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir, Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime, Que ta haute vertu répond à mon estime Et que voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne me trompais point au choix que j’avais fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse, J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal, Dispense ma valeur d’un combat inégal ; Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. On te croirait toujours abattu sans effort Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

 

Don Rodrigue

D’une indigne pitié ton audace est suivie : Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ?

 

Le Comte

Retire-toi d’ici.

 

Don Rodrigue

Marchons sans discourir.

 

Le Comte

Es-tu las de vivre ?

Don Rodrigue As-tu peur de mourir ?

Le Comte Viens, tu fais ton devoir et le fils dégénère Qui survit un moment à l’honneur de son père.

 

 

 

  • Stendhal, La chartreuse de parme (1839), livre premier, chap. 11

 

Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix :

— Prends garde à toi ; il te tuera. Tiens !

Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau de chasse ; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à l’épaule par un coup d’épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son épée ; ce coup était lancé avec une telle force qu’il ébranla tout à fait la raison de Fabrice ; en ce moment il fut sur le point d’être tué. Heureusement pour lui Giletti était encore trop près pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces ; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de pointe, Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c’était le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d’ouvrir. Fabrice fit un saut à droite ; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste distance de combat.

Giletti jurait comme un damné.

— Ah ! je vais te couper la gorge, gredin de prêtre, répétait-il à chaque instant.

Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler ; le coup de pommeau d’épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment, il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu’il faisait ; il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort respectueuse ; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s’élancer l’un sur l’autre.

Le combat semblait se ralentir un peu les coups ne se suivaient plus avec la même rapidité lorsque Fabrice se dit : "A la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait défiguré."Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’épaule gauche ; au même instant l’épée de Giletti pénétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l’épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.

Giletti était tombé ; au moment où Fabrice s’avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s’ouvrait machinalement et laissait échapper son arme.

"Le gredin est mort", se dit Fabrice.

Il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.

— Avez-vous un miroir ? cria-t-il à Marietta.    

 

 

 

  • Albert Camus, L’Etranger (1942), fin de la 1ere partie (le meurtre de l’Arabe)

      J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

 

Corpus de textes:

 

En partant de la scène du meurtre de L’Etranger, d’Albert Camus (fin de la première partie) qu’on a étudiée en classe, datant de 1942, on a décidé de la comparer avec deux autres scènes de duel, un extrait du Cid , de Pierre Corneille (Acte 2, scène 2), datant de 1637 et une extrait de La Chartreuse de Parme de Stendhal, datant de 1839 (livre premier, chapitre 11).

L’extrait de Corneille est une scène de théâtre tragi-comique en vers rimés, à rythme régulier. On assiste à un véritable « duel » entre deux nobles espagnols. Une confrontation verbale a lieu avant une confrontation physique plus brutale. La scène débute par une interpellation « À moi, Comte, deux mots ». Don Rodrigue fait preuve de confiance, il connait la réputation du comte mais n’est pas découragé, c’est lui qui anime la conversation et parle avec une certaine supériorité face à un homme plus âgé, en utilisant l’impératif : « Ôte-moi », « Parlons bas, écoute », « Parle sans t’émouvoir », et en lui posant de nombreuses questions répétées, auxquelles il connait les réponses :  « Connais-tu » « Sais-tu (…),le sais-tu ? », « Sais-tu que c’est son sang, le sais-tu ? », « je te le fais savoir ». Le comte de Gormas, d’autre part, n’est pas au début intéresser par le discours de Don Rodrigue, ses réponses sont très vagues, mais petit à petit, il s’implique de plus en plus dans le duel verbal. Les deux adversaires essayent de s’intimider : « - Es-tu si las de vivre ? - As-tu peur de mourir ? ».

Corneille s’adresse ici au public de l’époque, donc les valeurs aristocratiques et l’héroïsme ne doivent pas manquer de cette scène de combat. Rodrigue fait preuve d’honneur par le désir de venger son père alors que le comte veut protéger son honneur et le respect qu’il reçoit déjà.

 

Dans l’extrait de Stendhal, il s’agit déjà d’une autre époque, d’un autre public qui a d’autres attentes. Les véritables combats ou les adversaires s’affrontent face en face, ne sont plus habituels. Il ne s’agit déjà plus ici d’une scène de « duel », mais d’une scène de meurtre, le combat est différent. Le lecteur ne s’attend plus à ce que celui-ci fasse preuve de courage ou d’honneur. D’ailleurs, la réaction de Fabrice en voyant Giletti est de se protéger et d’échapper à cet assaut et non de l’attaquer : « prit la fuite en courant de toutes ses forces » alors que Giletti le « poursuivait ». Les personnages possèdent donc ici une dimension plus humain, Fabrice était « tout essoufflé », « ne pouvait parler », et « le coup de pommeau d’épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment ».

Dans l’extrait de Camus, on assiste à une scène de meurtre basée sur la philosophie de l’absurde. Cette scène très courte raconte le meurtre commis par Meursault, aveuglé par le soleil. Cette force naturelle, le soleil, fait souffrir celui-ci : « À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant ». On peut parler d’une hamartia (terme qui désigne, selon Aristote, une faute commise par le héros permettant le renversement du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur), car son geste instinctif de faire un pas en avant incite l’Arabe à sortir son couteau. Encore une fois, le soleil est un élément maléfique, il se reflète sur le visage de Meursault et le pousse à déclencher l’attaque presque inconsciemment : « C'est alors que tout a vacillé. (…) Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver ». C’est alors que Meursault prend finalement conscience de l’acte commis : « J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris (…)».  Le premier coup est tire, il ne peut plus rien faire, l’acte est irréversible. Il décide alors d’assumer ce qu’il a fait et tire encore quatre fois sur ce « corps inerte » (utilisation du « je » : « J’ai tire »). L’Arabe est donc victime du destin, la scène du meurtre est courte et ne présente aucune explication : les deux personnages se situent à grande distance, ils ne communiquent pas et les actions de Meursault n’ont pas de motivation et sont basées sur une supposition : « Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire ». C’est pourquoi ce roman est l’exemple parfait de l’absurde, mouvement qui se définit par le hasard qui guide la vie et les raisonnements illogiques.

En conclusion,  on peut voir que les scènes de duel évoluent au fil du temps en relation avec la définition du « héros », qui elle aussi change au cours des siècles. On observe entre le XVIIème siècle (Le Cid) et le XIXème siècle (La Chartreuse de Parme) un déclin des valeurs aristocratiques. Les deux adversaires de l’extrait du Cid font preuve d’héroïsme, d’honneur, de cœur (valeur militaire) et d’esprit (jugement), ils possèdent la grandeur et la noblesse des héros légendaires et portent les valeurs des héros chevaleresques, ils sont des « modèles » dans le domaine social et moral. C’est pourquoi leur duel est précédé d’une confrontation verbale, qui annonce les intentions et les motivations des deux adversaires (exemple de Don Rodrigue, qui désire venger son père). D’autre part, dans l’extrait de La Chartreuse de Parme, il ne s’agit déjà plus d’une véritable confrontation (face en face), mais d’une poursuite : Fabrice fuit en essayant d’échapper aux coups de Giletti. Tout de même celui-ci ne peut plus être, comme il serait au XVIIème siècle, qualifie de lâche, car on assiste à un héros « réel », qui fait preuve d’humanité et auquel le lecteur peut s’identifier. De plus, dans l’extrait de Camus on assiste à une scène de duel qui révèle du caractère et de la psychologie du personnage, en posant le problème de la responsabilité. Meursault devient étranger de lui-même, étranger de ses propres actes, d'où le titre du roman. On assiste à une scène de duel absurde, dans laquelle d'autres éléments extérieurs interviennent, comme l'environnement hostile qui menace Meursault et le pousse à agir inconsciemment.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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